Avalés !
Le jour où arrivèrent tous ces événements, aucune usine au monde n’ouvrit ses portes. Tous les bureaux et toutes les écoles restèrent fermés. Personne ne quitta son écran de télévision, même pas deux minutes pour prendre un coca ou pour donner à manger à bébé. La tension était insupportable. Tous les gens avaient entendu l’invitation que le Président américain avait faite aux Martiens d’aller lui rendre visite à la Maison Blanche. Et ils avaient entendu l’étrange réponse en vers, apparemment menaçante. Ils avaient aussi entendu un cri perçant (grand-maman Joséphine) et un petit peu plus tard, quelqu’un hurler : « Ouste ! Ouste ! Ouste ! » (Mr. Wonka). Personne n’avait rien compris à ce cri qui fut pris pour quelque dialecte martien. Mais lorsque les huit mystérieux astronautes revinrent précipitamment dans leur capsule en verre et s’éloignèrent du Space Hôtel, on aurait presque pu entendre un grand soupir de soulagement poussé par tous les habitants de la planète. Les télégrammes et les messages plurent sur la Maison Blanche pour féliciter le Président de la façon éblouissante dont il avait maîtrisé cette effrayante situation.
Quant au Président, il demeurait calme et pensif. Il s’assit à son bureau, en roulant un petit bout de chewing-gum mouillé entre son pouce et son index. Il attendait le moment où il pourrait le lancer sur Miss Tibbs sans être vu. Il le lança, rata son coup mais toucha le Chef de l’Armée de l’Air sur le bout du nez.
« Croyez-vous que les Martiens ont accepté mon invitation à la Maison Blanche ? demanda le Président.
— Bien sûr qu’ils ont accepté, répondit le Secrétaire des Affaires Étrangères. C’était un brillant discours, monsieur.
— Ils sont probablement en route, maintenant, dit Miss Tibbs. Allez vous laver les mains et enlevez cet affreux chewing-gum. Ils peuvent venir d’une minute à l’autre.
— Chantez-moi une chanson. Nounou, dit le Président. Une nouvelle chanson ! Sur moi ! S’il vous plaît. Nounou…»
Chanson de Nounou
Je chante un homme très puissant.
Le plus grand des hommes.
Jadis, ce n’était qu’un enfant
Haut comme trois pommes.
C’était un tout petit marmot
Qui mangeait de la bouillie.
Je l’asseyais sur le pot
Pour qu’il fasse son petit pipi.
Je lui lavais bien les orteils.
Je lui brossais les cheveux.
Je nettoyais ses oreilles
Et je l’habillais de bleu.
Il a passé des jours bénis
Comme j’en souhaite à tous les enfants.
Quand il désobéissait, pan pan !
Quand il était gentil, pan pan fini !
Je réalisais bientôt
Qu’il n’était guère brillant.
Quand il eut vingt-trois ans.
Il n’écrivait pas un mot.
« Que faire ? sanglotaient ses parents.
Ce petit n’est pas très doué !
Il n’aura jamais de métier.
Il ne serait même pas truand ! »
« Ah, ah ! dis-je, ce petit pou
Pourrait être un homme politique »
« Nounou ! cria-t-il, oh. Nounou !
Quelle idée fantastique ! »
« D’accord, dis-je, observe bien
Comment sont les politiciens :
Ils prennent les idées dans l’air
Parlent à tort et à travers
Et font plein de trucs amusants
Pour gagner les votes des gens !
Apprends à noyer le poisson
Quand tu parles à la télévision.
Et rappelle-toi, le plus important.
Bien évidemment.
Est de garder un sourire éclatant
Et d’éviter les cancans. »
Maintenant, j’ai quatre-vingt neuf ans.
Et je ne regrette rien.
C’est ma faute si ce petit vaurien
Est devenu Président !
« Bravo, Nounou ! s’écria le Président en battant des mains.
— Hourra ! hurlèrent les autres. Bravo, mademoiselle la Vice-Présidente ! Brillant ! Génial !
— Mon Dieu, dit le Président, les Martiens vont venir d’un moment à l’autre ! Que diable allons-nous leur donner pour déjeuner ? Où est mon Chef Cuisinier ? »
Le Chef Cuisinier était un Français. C’était aussi un espion français et, à ce moment précis, il écoutait par le trou de la serrure du bureau.
« Ici, monsieur le Président, dit-il en surgissant.
— Chef Cuisinier, dit le Président, que mangent des Martiens, à déjeuner ?
— Des barres de Mars, répondit le Chef Cuisinier.
— Rôties ou bouillies ? demanda le Président.
— Oh, rôties, bien sûr, monsieur le Président. On gâcherait les barres de Mars en les faisant bouillir ! »
La voix de l’astronaute Shuçkworth grésilla dans le haut-parleur du bureau.
« Ai-je la permission d’arrimer et d’aborder le Space Hôtel ?
— Permission accordée, répondit le Président. Continuez tout droit, Shuçkworth. La voie est libre, à présent… Grâce à moi. »
Et ainsi, la grande capsule qui transportait le personnel, pilotée par Shuçkworth, Shanks et Showler, avec tous les directeurs, et les sous-directeurs, les plantons et les chefs pâtissiers, les grooms et les serveuses et les femmes de chambre, avança doucement et arrima le Space Hôtel géant.
« Hé là ! Il n’y a plus d’image sur l’écran ! cria le Président.
— Hélas, la caméra s’est écrasée contre le Space Hôtel, monsieur le Président », répondit Shuçkworth.
Le Président proféra un juron très grossier dans le micro. Les dix millions d’enfants du pays se mirent à le répéter allègrement et se firent taper par leurs parents.
« Tous les astronautes et les cent cinquante membres du personnel sont sains et saufs à bord du Space Hôtel ! annonça Shuckworth à la radio. Maintenant, nous sommes dans le hall !
— Et que pensez-vous de tout cela ? » demanda le Président.
Il savait que le monde entier écoutait et espérait que Shuckworth répondrait combien c’était merveilleux, Shuckworth ne le déçut pas.
« Oh là là ! c’est extraordinaire, monsieur le Président, dit-il. Incroyable ! C’est tellement colossal ! Et tellement… difficile de trouver les mots pour en parler. C’est véritablement grandiose, surtout les chandeliers, les tapis et tout ! Le directeur de l’hôtel. Mr. Félix F. Fix est à côté de moi, en ce moment. Il aimerait avoir l’honneur de vous dire un mot.
— Passez-le-moi, dit le Président.
— Monsieur le Président, ici Félix Fix. Quel hôtel somptueux ! Les décorations sont superbes !
— Avez-vous remarque que tous les tapis sont fixés au sol, monsieur Félix Fix ? demanda le Président.
— Oui, monsieur le Président, je l’ai effectivement remarqué.
— Et tous les papiers des murs sont également fixés, monsieur Félix Fix.
— Oui, monsieur le Président. C’est fantastique ! Ce sera un vrai plaisir de tenir un bel hôtel comme celui-ci !… Hé ! Qu’est-ce que c’est, là-bas ? Il y a quelque chose qui sort des ascenseurs ? Au secours ! »
Soudain, on entendit dans le haut-parleur du bureau une série de cris et de hurlements des plus effroyables.
« Aïeeeee ! Oooouh ! Aïeeee ! Au secooooours ! Au secoooooors ! Au secoooooooors ! »
« Que se passe-t-il donc ? fit le Président. Shuckworth ! Vous êtes là, Shuckworth ?… Shanks ! Showler ! monsieur Félix Fix ! Où êtes-vous passés ? Qu’arrive-t-il ? »
Les cris continuaient, si fort que le Président dut se mettre les mains sur les oreilles. Et toutes les télévisions, toutes les radios du monde retransmettaient ces horribles braillements. Il y avait aussi d’autres bruits, des grognements, des reniflements et des crunch ! crunch ! Puis le silence.
Le Président appela désespérément le Space Hôtel par radio. Houston appela le Space Hôtel. Le Président appela Houston. Houston appela le Président. Puis les deux appelèrent encore le Space Hôtel. Mais aucune réponse ne leur parvint. Là-haut, dans l’espace, le silence !
« Il est arrivé quelque chose d’épouvantable, dit le Président.
— Ce sont ces Martiens, fit l’ex-Chef de l’Armée de Terre. Je vous avais bien dit qu’il fallait qu’ça saute !
— Silence ! tonna le Président. Je réfléchis. »
Le haut-parleur se mit à grésiller.
« Allô, allô, allô ! Est-ce que la Tour de Contrôle à Houston me reçoit ? »
Le Président s’empara du micro sur son bureau.
« Laissez-moi cet appel, Houston ! hurla-t-il. Ici le Président Gilligrass. Je vous reçois très clairement. Allez-y.
— Ici l’astronaute Shuckworth, monsieur le Président, de nouveau à bord de la capsule… Dieu merci !
— Qu’est-il arrivé, Shuckworth ? Qui est avec vous ?
— Nous sommes presque tous là. Monsieur le Président, fort heureusement. Shanks et Showler sont avec moi ainsi que toute une bande. Nous avons perdu environ deux douzaines de personnes en même temps, des chefs pâtissiers, des grooms… enfin, des gens comme ça. Ça a été une belle bousculade pour sortir vivants de cet endroit.
— Comment ? Vous avez perdu deux douzaines de personnes ? hurla le Président. De quelle façon ?
— Ils ont été avalés ! répliqua Shuckworth. En une seule bouchée ! J’ai vu un grand sous-directeur de six pieds de haut être avalé comme vous avaleriez une glace, monsieur le Président ! Sans mâcher… rien ! Directo dans l’estomac !
— Mais qui ? vociféra le Président. De qui parlez-vous ? Qui les a avalés ?
— Attendez ! cria Shuckworth. Oh. Seigneur ! Ils arrivent ! Ils nous poursuivent ! Ils sortent en escadrons du Space Hôtel ! En escadrons ! Excusez-moi un moment, monsieur le Président. Finis les bavardages, maintenant ! Faut y aller ! »